Self-défense d’y voir
Tous les mardis soir dans une salle de boxe de Carouge, Adola Fofana pratique le MMA, un sport de combat extrême qui séduit de plus en plus. A la différence des autres, Adola Fofana est avocat, noir et aveugle
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Laurent Favre
Publié lundi 4 janvier 2016 à 13:08,
modifié lundi 4 janvier 2016 à 17:15.
Il est 18h30 et le cours de MMA va débuter. Au programme: un très long échauffement, des séries d’exercices enchaînés par tranches de 2 minutes, et des «sparing», des combats où les coups sont ajustés mais pas portés. Ils sont une vingtaine. Cela va de l’ado un peu mal dans sa peau qui vient se bâtir une estime de soi aux deux copines qui se font des selfies à la pause, en passant par le rugbyman qui peaufine sa science de la mêlée dans l’apprentissage du corps à corps, le banquier venu décharger son stress contre des sacs de sable ou le policier en formation. Certains ont mis un beau t-shirt de marque, d’autres suent sous le sweat à capuche, la tenue officielle de l’ascèse sportive depuis les scènes de footing des multiples Rocky. Il y en a un qui porte le maillot du club de foot local d’Etoile Carouge, un autre qui possède un vrai beau style de boxeur, fin, agile, délié.
Dans sa version pacifiée, le MMA, le Mixed Martial Art, est l’un des sports de combat les plus en vogue actuellement et ses adeptes se recrutent dans tous les milieux. On y vient pour le goût de la sueur plus que celui du sang, pour le parfum d’interdit qu’il conserve auprès des non initiés et l’effort très complet qu’il impose à ses pratiquants. A la Cage Academy, dans le Carouge populaire, on trouve de tout au cours du mardi soir. Mais Adola Fofana est un cas unique. Il n’est pas le seul Noir, pas le seul quadra, sans doute pas non plus le seul avocat; par contre, il est le seul aveugle.
Il n’est pas là pour enfiler des perles
A côté de lui, un compagnon de sueur lui annonce les changements de positions. Adola s’exécute, presque comme les autres. Il vient depuis quatre ans et a eu le temps d’automatiser les exercices. Droit, le port altier, le menton pointé vers le haut, et toujours un petit sourire bienveillant aux bords des lèvres, il ne manque pas d’allure. Sur le ring non plus. Ses crochets sont parfois trop amples mais ses uppercuts jaillissent avec force. «Il n’est pas là pour enfiler des perles, les autres sont souvent surpris lorsqu’il les touchent», s’amuse son professeur, Vincent Barro. Ce garde du corps international a créé la salle et construit la cage en 2003. Avec Adola, il a mis au point une garde adaptée à son handicap. «Elle n’est pas conventionnelle, plus resserrée sur les parties vitales: mâchoire, plexus, foie. Il va se faire toucher mais évitera le coup dur qui le mettra à terre», explique Vincent Barro.
Lorsqu’il passe des exercices au combat proprement dit, Adola Fofana change ses lunettes noires pour un bandeau de tissu rouge. Dans la cage, il se compare un peu à une tondeuse automatique dans un jardin. «Dès que je touche une bordure, je me réoriente.» A le voir se mouvoir, une chose étonne: il n’est jamais débordé, jamais «à l’ouest» quand son adversaire est à l’est. «Mes repères sont essentiellement sonores», explique-t-il. Malgré la musique à coin? «Dans la rue, je suis habitué à filtrer les sons. J’ai aussi une mémoire spatiale assez développée.» Cela ne l’a pas empêché, l’autre jour, de frapper Thurial Deyring qui arbitrait le combat. Sans rancune, le jeune coach se dit «très impressionné» de le voir «toujours bien placé. Avec lui, on fait un peu plus de bruit pour lui signaler notre présence mais bien souvent, on oublie qu’il ne nous voit pas.»
Des coups, Adola Fofana en prend aussi. C’est même livré avec le handicap. Cela ne lui ôte ni son sourire ni sa placide détermination. Etre aveugle, au moins au début, est un sport de combat. «Cela m’arrive moins maintenant mais une rencontre «frappante» avec un réverbère, cela fait plus mal qu’un coup de poing au visage», relativise-t-il. Cela s’apprend, comme s’apprend le fait de perdre la vue. Car il n’est pas né aveugle. Sa vision, déjà mauvaise, lui a faussé compagnie lorsqu’il étudiait le droit à l’université. «Je distinguais les bâtiments lorsque je suis entré à l’uni mais je n’ai pas vu mon diplôme à la sortie», résume-t-il avec une pincée d’humour.
«Je ne cherche pas la facilité»
Adola Fofana n’a jamais voulu refréner ses ambitions, pas plus que sa passion du sport. «J’ai besoin de me dépenser, encore plus maintenant.» Voyant, il a pratiqué le basket, l’escrime, le sprint. Aveugle, il a continué. «J’ai fait du krav-maga avant de pousser la porte de la salle voici quatre ans.» N’a-t-il jamais été tenté par le sport-handicap? Il ne serait pas contre obtenir quelques contacts pour se renseigner mais apprécie de se frotter au monde réel. «Rester avec d’autres aveugles ne me paraissait pas nécessaire. Je ne cherche pas la facilité. La vie est parsemée d’obstacles, il faut apprendre à les surmonter.»
Il y parvient d’autant mieux que dans tous les clubs où il est allé, il a «toujours été très bien accueilli. Les gens ont toujours pris mon cas comme une opportunité d’apprendre quelque chose de nouveau et non comme un problème.» A Carouge, les membres du club se sont ainsi essayés au combat dans le noir. Parfois, Vincent Barro éteint la lumière pour se mettre dans la situation d’Adola Fofana. «C’est très stressant, observe l’entraîneur Thurial Deryng. D’habitude, quand vous prenez un coup, vous le voyez quand même venir, vous savez ce que vous avez fait de faux. Dans le noir, vous ne comprenez pas ce qui vous arrive.»
A Carouge, Adola Fofana est dispensé de cotisation. «Il rend quelques petits services juridiques à l’occasion, mais surtout il nous apporte tellement d’autres choses!, justifie Vincent Barro. Sa présence est une leçon pour tous les autres.» Une leçon? Exemple: installée dans une arrière-cour mal éclairée, au bas d’une rampe, la salle qui partage les locaux avec une scierie n’est pas très accessible. «Certains me téléphonent trois fois en cinq minutes pour me dire qu’ils ne trouvent pas. Adola, lui, vient tout seul, parfois depuis Lausanne, et il est toujours là dix minutes en avance.» Ce mardi soir, il s’est heurté à un pilier mais il était quand même là. A l’heure, le menton pointé vers le haut, souriant.